Texte original de Jean Ameye rédigé en août 1976
NDLR : Suite aux échanges nombreux que j’ai eu sur le forum « Parlons Jeux… » à propos de la règle de la Bête hombrée publiée dans le numéro 29 du journal Jeux et Stratégie et reproduit dans un précédent article de mon blog, je reproduit ici intégralement le texte original de mon oncle Jean Ameye, dernier dépositaire des règles familiales de la Bête Hombrée, dont l’écrit à servi de base à la rédaction de l’article cité ci-dessus.
A la mémoire de ma mère,
de mon oncle G. Mazoux,
de ma tante M. Vachez
de mon Cousin P. Journaux,
dernier grand carré des mainteneurs de la Bête.
1. Préambule
La Bête hombrée est un dérivé du jeu de l’Hombre importé d’Espagne au XVIIème siècle. Il semble qu’elle ait été couramment pratiquée en France dès le début du XVIIème siècle. Saint Simon en parle dans ses mémoires. Sa survivance ne s’est maintenue que dans quelques provinces, la Bourgogne et le Berry notamment ; le Whist et plus tard le Bridge l’avaient détrônée vers la fin du XIXème siècle. Cependant, avant la guerre de 1914, elle restait encore très en faveur dans la bourgeoisie berrichonne et dans certains cénacles d’ecclésiastiques. Toute réunion de famille ou d’amis se terminait alors obligatoirement par une partie de Bête.
Le cercle d’adeptes se restreignit notablement après la guerre de 14, principalement à partir des années folles. Depuis cette époque, je ne me souviens pas d’avoir vu jouer la bête hombrée ailleurs que dans notre famille. Je ne veux pas prétendre qu’il n’y ait pas eu d’autres ilots de survivance, mais sans doute y en eut-il peu. Dieu merci ! Chez nous, les traditions étaient suffisamment enracinées pour que ceux qui, encore enfants au lendemain de la guerre de 14, avaient alors vécu, sur une chaise basse, les parties acharnées de leurs parents dont ils tenaient la caisse de jetons multicolores, trouvent plaisir aux cours des vacances qui les réunissaient chaque année en Septembre en Berry à s’assoir eux aussi, après dîner, autour d’une table de jeu pour cagnoter ou pour prendre le tout, en utilisant les expression colorées transmises par la génération précédente.
Quand les derniers représentants de celle-ci se furent éteints, il y a une dizaine d’années, le nombre de partenaires s’est considérablement trouvé restreint, d’autant mieux que, selon les dires des anciens, on ne pouvait jouer convenablement à la Bête que si on était de « de souche directe » et que, par conséquent, on avait omis d’initier les « rapportés ».
Hélas ! les quelques initiés privilégiés se sentent maintenant à l’âge qu’avaient leurs grands parents au moment de la guerre de 14 et constatent, non sans terreur, que la relève n’est plus assurée et que le jeu qui constituait l’une des pièces essentielle de leur folklore familial risque de sortir du domaine du désuet pour entrer dans celui du passé.
C’est la raison pour laquelle, je reprends au cette année, au cours de mes vacances berrichonnes, une résolution déjà ancienne, en précisant pour mes enfants, pour mes neveux et nièces et cousins, et en même temps pour tous ceux et celles qui ont la fibre berriaude, les règles du jeu de la bête hombrée.
2. Les joueurs et le matériel
2.1. Nombre de joueurs
Il est de 4, exceptionnellement de 5. Mais dans ce dernier cas, la partie jouée se ramène au jeu à 4, par alliance provisoire successive entre 2 joueurs voisins. Nous nous bornerons donc au jeu à 4.
2.2. Nombre de cartes
D’un jeu de 32 cartes on aura retiré les 7 et les 8. On en ôte également le 9 de la couleur dite la belle. Il reste donc 23 cartes
2.3. Hiérarchie des cartes et des couleurs
La hiérarchie des cartes est, par ordre décroissant : Roi, Dame, Valet, As, 10, 9.
Une couleur prime les autres en matière d’enchères. C’est la belle. Elle est initialement déterminée par tirage au sort (cf 2.7). Elle change ensuite éventuellement en cours de partie, par l’effet des matadores (cf 3.2).
Après les enchères, lorsqu’on joue le coup, l’atout fixé par le demandeur prime les autres couleurs, comme dans la plupart des jeux de cartes (Bridge, manille, belote, etc)
2.4. L’enjeu
La Bête Hombrée est un jeu d’argent. L’unité monétaire est affaire de circonstance et de convention. On jouait au sous en 1910, aux francs anciens en 1930. On peut jouer aux francs nouveaux en 1976, mais généralement, pour la facilité des échanges, la monnaie fiduciaire est constituée par des jetons. Pour faciliter l’exposer, nous parlerons ci-après en sous.
2.5. Le sens
On distribue les cartes, on joue et on enchérit dextrosus, c'est-à-dire, dans le sens trigonométrique ou inverse des aiguilles d’une montre.
2.6. Le commencement de la partie
Le premier jouer à faire la donne est désigné par l’opération dite « tirer le roi ». A cet effet, l’un quelconque des joueurs, plus diligent, en prenant soin de « brûler » la première carte retourne successivement les cartes du jeu devant chaque joueur en faisant le tour, jusqu’à ce que le premier roi apparaisse. Le joueur concerné est celui à qui incombe la première donne.
2.7. La belle
Ce même premier roi retourné détermine la couleur de la belle. Il s’en suit le retrait du jeu du 9 de cette couleur qui est mis en évidence, sous un cendrier par exemple, pour symboliser la couleur de la belle, en vigueur pour le début de la partie.
3. La partie
La partie comprend : la donne, les enchères, le choix de l’atout, le jeu, la sanction, éventuellement le changement de belle.
3.1. La donne
Chaque joueur en tournant, à commencer par celui qui a été désigné par le sort (cf 2.6), distribue les carte après les avoir battu le jeu et fait couper par son voisin de gauche. Deux cartes d’abord puis 3, ou vice versa. Il reste 3 cartes qu’il met à sa droite. C’est le cagnot.
3.2. Les enchères
Elles consistent à fixer le contrat, ou demande, c'est-à-dire le nombre de levées que s’engage à faire le plus disant. Chaque joueur, à commencer par celui placé à la droite du donneur, fait son annonce (ou passe éventuellement) qui peut aller de 2 à 5 levées, en enchérissant sur l’annonceur précédent. A nombre de levées donné, l’enchère faite en belle prime une enchère faite sans préjudice de couleur. Les points demandés en belle sont dits « derniers ».
Exceptionnellement une enchère peut être faite à niveau égal si l’annonceur se trouve placé avant l’annonceur précédent dans le tour de jeu. Les points demandés en une telle occurrence sont dits « premiers ».
Le donneur peut assortir sa demande de l’une des indications suivantes « je cagnote » ou « je prends le tout ».
L’auteur de l’enchère la plus élevée peut assortir celle-ci de l’indication : « n matadores », n étant égal à 3, 4 ou 5.
3.2.1. Cagnoter
Quand le donneur annonce « je cagnote », il prend ipso facto une enchère au moins immédiatement supérieure à celle de l’annonceur précédent. Si l’enchère lui reste, il a le droit d’écarter 3 cartes de son jeu et de prendre à la place, ensuite seulement, les 3 cartes du cagnot. Après avoir vu celles-ci, il précise son contrat, soit au minimum un point de plus que l’enchère précédente, ou le même nombre de point, si sa demande est faite en belle.
3.2.2. Prendre le tout
Le donneur qui annonce « je prends le tout » s’engage ipso facto à faire les 5 levées du jeu. Cela lui donne le droit de prendre les 3 cartes du cagnot et seulement après, d’écarter 3 cartes de son choix.
3.2.3. Les matadores
L’indication « n matadores » (le pluriel de matadore, n’est pas prononcé à l’espagnol « matadorès » mais « matadors ») indique la possession par l’annonceur de Roi, Dame, Valet (3), ou Roi, Dame, Valet, As (4) ou Roi, Dame, Valet, As, 10 (5) de la couleur choisie comme atout.
3.3. Le choix de l’atout
Le joueur qui a fait l’enchère la plus élevée a le choix de l’atout. Toutefois, lorsque l’enchère a été faite en belle, c’est évidemment celle-ci qui est l’atout.
3.4. Le jeu
L’auteur de la demande cherche bien entendu à réaliser son contrat, tandis que les autres sont ligués pour l’empêcher de faire sa demande.
3.4.1. L’attaque
Elle est faite par le joueur à droite du donneur, qui est dit premier à jouer. Puis, après chaque levée, c’est le joueur qui a fait la levée qui joue en premier.
3.4.2. La levée
Elle est faite par le joueur qui a mis la carte la plus élevée dans la couleur de l’attaque ou de la relance ou qui a coupé avec l’atout de plus haute valeur.
3.4.3. Les principes directeurs
Ils sont les suivants :
- Obligation de fournir à la couleur demandée par l’attaquant ou le relanceur, et de monter sur la plus forte carte déjà abattue ;
- Obligation de couper et de surcouper ;
- Obligation de pisser (fournir un atout plus faible) dans le cas où il est impossible de surcouper.
3.5. La sanction
Elle comprend deux aspects : la comptabilité des bêtes, le règlement.
3.5.1. Les bêtes
3.5.1.1. L’inscription
Le fait qu’un joueur ne fasse pas sa demande entraîne l’inscription à son nom d’une bête. On dit qu’il met une bête. Les bêtes sont inscrites dans l’ordre et au fur et à mesure qu’elles sont mises.
3.5.1.2. La radiation
Le fait qu’un joueur fasse sa demande entraîne l’annulation de la première bête restant inscrite au tableau.
3.5.1.3. Le montant
Si aucune bête ne figure au tableau, le montant de la première bête est égal à 4 fois le montant de la pénalité payé par le perdant à chacun des autres joueurs (cf 3.5.2.2). Si une ou plusieurs bêtes figurent au tableau, le montant de la nouvelle bête est déterminé en ajoutant la somme déterminée ci-dessus à la première des bêtes restant inscrites.
3.5.2. Le règlement
3.5.2.1. Contrat réalisé
On dit alors que le joueur a fait sa demande. Chacun des autres joueurs lui donne un nombre de sous égal au niveau de sa demande, éventuellement majoré du nombre de matadores annoncés. Toutefois, cette somme est doublée lorsque la demande est faite en belle. De même lorsque la demande est au niveau de 5 (cas de prendre le tout, par exemple), le gagnant reçoit 2x5 = 10 sous (20 en belle).
En outre, éventuellement, le gagnant se voit payer par celui des joueurs au nom duquel elle est inscrite la première bête figurant au tableau un nombre de sous égal au montant de la bête. Simultanément, celle-ci est rayée.
Dans le cas où la bête est au nom du joueur qui vient de faire sa demande, elle est purement et simplement rayée, sans donner lieu à règlement.
3.5.2.2. Contrat chuté
Le demandeur qui ne fait pas sa demande doit régler à chacun des joueurs un nombre de points déterminé comme en 3.5.2.1 ci-dessus, 1er alinéa. En outre, il marque une bête (cf 3.5.1.1).
3.5.2.3. Changement de belle
Lorsque le joueur fait sa demande après avoir annoncé des matadores, la belle change à la couleur de sa demande. Le 9 de cette couleur est retiré du jeu et le 9 de la précédente est réintégré.
4. Cas particuliers
4.1. Simple demande
C’est la demande minimum, donc 2. Si personne n’enchérit, le demandeur, pour faire sa demande, doit faire ses 2 levées, avant que l’un des autres joueurs ligués contre lui ne réalise 2 levées, et encore serait-il perdant si ayant fait ses 2 premières levées, il se trouve que les 3 autres levées soient faites par un seul et même joueur des 3 autres.
A contrario, si des adversaires du demandeur ont fait les 2 premières levées, il lui est encore possible de faire sa demande, s’il fait les 3 autres levées.
4.2. Demande sans préjudice
Le joueur placé à la droite du donneur, dit premier joueur, peut entamer la demande sans avoir regardé son jeu. Il dit alors « sans préjudice », ce qui équivaut à une simple demande, mais lui laisse la possibilité dans le cas ou nulle enchère n’intervient ensuite, de formuler sa demande à un niveau plus élevé après avoir vu son jeu, lorsque la parole lui revient.
4.3. Retenue
Dans les mêmes conditions le joueur placé en second après le donneur peut, après une demande sans préjudice formulée par son voisin de gauche, dire « je retiens » avant d’avoir lui non plus regardé son jeu. Ceci équivaut à une demande minimum de 2 en belle ou 3 dans une autre couleur, qui peut être également réajustée à un niveau supérieur si personne ne surenchérit.
4.4. Pinandèle
Si aucun des joueurs ne formule de demande, chacun met 2 sous sur le tapis et l’on inscrit sur le tableau de marque une pinandèle de 8 sous dans les mêmes conditions qu’une bête ordinaire. La pinandèle est ramassée par le premier joueur à gagner une bête. On monte sur la pinandèle comme on monte sur une autre bête (cf 3.5.2.1 in fine).
4.5. Fin de la partie
La fin de la partie intervient à la convenance des joueurs. Généralement, on admet qu’elle ne puisse avoir lieu avant que toutes les bêtes n’aient été rayées. S’il n’y a pas de bête restant inscrites, lorsque est prise la décision d’arrêter la partie, on fait un tour des gueux, c'est-à-dire que le premier joueur à avoir donné au début de la partie (cf 2.6), donnera encore une fois et que la donne s’arrêtera au joueur placé à sa gauche, à moins que des bêtes n’interviennent entre temps auquel cas on s’arrêtera après épuisement des bêtes.
Exceptionnellement, on peut reporter au lendemain les bêtes restantes, si la fin de la partie tarde trop.
5. Expressions folkloriques
La Bête Hombrée n’est pas un jeu savant. Elle n’implique pas une grande concentration, mais un bon sens du jeu de la carte et un certain gout du risque. Disons qu’elle ne convient ni au trop cartésiens, ni aux constipés. Sa couleur tient particulièrement aux expressions traditionnelles qui évoquent pour nous les chers disparus dans la bouche desquels nous les avons si fréquemment entendues.
Aussi nous paraît-il nécessaire de rappeler ici quelques unes d’entre elles.
- « La goule y ferme pas » : se dit d’un joueur qui participe constamment aux enchères ;
- « Un r’tournement c’est pire qu’un lav’ment » : se dit en revenant à une couleur déjà jouée, de façon à mettre le demandeur en surcoupe ;
- « une, deuss’, troiss’, à la mode du père Fifi. » : le père Fifi, autour des années 1880, époque où l’on prolongeait la vie des cartes, jusqu’à ce qu’elles aient cessé d’être glissante depuis belle lurette, ponctuait sa donne pénible en comptant à haute voix le nombre de carte ;
- « Trèfle, l’herbe à la vache », « Cœur la fleur, malade est qui en meurt » : expression accompagnant l’énoncé d’un atout ou une carte jouée ;
- « Y’aurait pus d’pain à la maison » : réflexion à haute voix, accompagnant une enchère, pour marquer la confiance que le demandeur met en son jeu ;
- « C’est pas les pus battus qui sont les pus contents » : se dit du donneur lorsque celui-ci met un temps exagéré à battre les cartes ;
- « paye, pésan ! » : exclamation marquant la satisfaction d’avoir fait sa demande ;
- « Aïe don, toué ! » : ponctue un coup audacieux ou péremptoire.
6. Quelques exemples d’enchères et de sanctions
On suppose dans tous les cas ci-après que le donneur est sud et que la belle est cœur.
6.1. Exemple n°1
|
Nord Pique : Roi, 10, 9 Cœur : 10 Carreau Trèfle : 9 |
|
Ouest Pique Cœur Carreau : Roi, Valet, 10 Trèfle : Dame, Valet |
|
Est Pique : Valet, As Cœur Carreau : As, 9 Trèfle : As |
|
Sud Pique Cœur : Roi, As Carreau : Dame Trèfle : Roi, 10 |
Cagnot Pique : Dame Cœur : Dame, Valet Carreau Trèfle |
Enchères :
|
Est |
Nord |
Ouest |
Sud |
1er tour |
Passe |
2 |
3 |
Je cagnote |
2ème tour |
|
Passe |
Premier pour 4 |
Je prends le tout
Après avoir pris le cagnot : |
Tableau des bêtes :
Est |
24 |
Sud |
40 |
Règlement :
Sud fait sa demande. Il reçoit 28 sous de Nord, 28 sous d’Ouest et 28 + 24 = 52 sous d’Est.
6.2. Exemple n°2
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Nord Pique : Valet Cœur Carreau : Dame, Valet Trèfle : Dame, Valet |
|
Ouest Pique : As Cœur : Dame, As, 10 Carreau Trèfle : Roi |
|
Est Pique : Dame, 10 Cœur : Roi, valet Carreau Trèfle : As |
|
Sud Pique : Roi, 9 Cœur Carreau : 10, 9 Trèfle : 9 |
Cagnot Pique : Cœur : Carreau : Roi, As Trèfle : 10 |
Enchères :
|
Est |
Nord |
Ouest |
Sud |
1er tour |
Simple demande |
Passe |
3 |
Passe |
2ème tour |
Premier pour 3 |
|
Dernier pour 3 |
|
Tableau des bêtes :
Sud |
96 |
Nord |
120 |
Ouest |
108 |
Règlement :
Ouest ne fait pas sa demande. Il paye à chaque joueur 2x3 = 6 sous
et il met une bête de 4 x 6 + 96 = 120 qu’il inscrit après sa bête précédente de 108.
Remarque : « dernier » = en belle.
6.3. Exemple n°3
|
Nord Pique : Roi, Dame, Valet Cœur : Dame, Valet Carreau Trèfle |
|
Ouest Pique Cœur : R Carreau : Dame, valet Trèfle : Roi, As |
|
Est Pique : As, 10 Cœur : As, 10 Carreau : 9 Trèfle |
|
Sud Pique : 9 Cœur : Carreau : Roi, As, 10 Trèfle : Dame |
Cagnot Pique Cœur Carreau Trèfle : Valet, 10, 9 |
Enchères :
|
Est |
Nord |
Ouest |
Sud |
1er tour |
Demande sans préjudice |
Je retiens |
3 |
Passe |
2ème tour |
Passe |
Après avoir regardé son jeu 4 à pique, 3 matadores |
|
|
Tableau des bêtes :
Nord |
76 |
Sud |
48 |
Sud |
60 |
Sud |
72 |
Règlement :
Nord fait sa demande. Il reçoit de chaque joueur 4+3 = 7 sous
et il gagne sa bête que l’on barre.
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